16-04-2024
Faits
Lors d'un entretien d'embauche, une candidate à un emploi à la Ville de Bruxelles a manifesté son souhait de travailler tout en portant le foulard. La Ville de Bruxelles a indiqué à l'occasion de cet entretien qu'elle appliquait une politique de neutralité exclusive en interdisant à l'ensemble des membres du personnel le port de tout signe convictionnel, qu'il soit religieux, philosophique ou politique.
Cette politique est expressément visée dans le règlement de travail et dans le Code de déontologie de la Ville de Bruxelles qui ont, tous deux, été présentés à la candidate.
La candidate a donc été refusée pour ce poste sur base de sa volonté de porter le voile sur son lieu de travail. Elle a introduit une action en cessation devant la présidente du Tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui a été jugée non fondée. La candidate malheureuse est ensuite allée en appel.
Arrêt
La Cour du travail de Bruxelles a rendu un arrêt le 15 février 2024.
Par cet arrêt, la Cour du travail de Bruxelles a débouté la candidate, considérant que l'arrêt du processus de recrutement au motif qu'elle refusait de se conformer à la politique de neutralité exclusive de la Ville de Bruxelles n'était pas discriminatoire (ni directement, ni indirectement), que la discrimination soit examinée sous l'angle des convictions religieuses ou du genre.
Ce raisonnement tient en trois étapes :
- L'objectif de mettre en œuvre un principe de neutralité des pouvoirs publics est légitime ;
- l'imposition d'une neutralité dite « exclusive » (en ce sens qu'elle exclut, dans le chef de ses agents, toute manifestation d'opinion ou d'appartenance philosophique ou religieuse) est à même d'atteindre l'objectif légitime de neutralité des pouvoirs publics.
- la Cour estime que la mesure prise préserve un juste équilibre entre, d'une part, les droits individuels de la candidate à ne pas être discriminée en raison de sa religion et à pratiquer librement celle-ci et, d'autre part, le droit de la Ville de Bruxelles à mettre en œuvre la politique de neutralité qu'elle a choisie.
Ainsi, la Cour du travail de Bruxelles, appliquant la jurisprudence récente de la Cour de justice de l'Union européenne (l'arrêt Commune d'Ans), a validé la politique de neutralité exclusive mise en place par la Ville de Bruxelles. Par son arrêt Commune d'Ans du 28 novembre 2023, la Cour de Justice a, en effet, admis qu'une telle politique puisse être adoptée par un service public si « la volonté de l'administration est d'instaurer, compte tenu du contexte qui est le sien, un environnement administratif totalement neutre pour autant que cette règle soit apte, nécessaire et proportionnée au regard de ce contexte et compte tenu des différents droits et intérêts en présence » (C.J.U.E, 28 novembre 2023, Commune d'Ans, C-148/22, n°41).
Jurisprudence antérieure (ordonnance du Tribunal du travail francophone de Bruxelles du 3 mai 2021)
Cet arrêt dénote avec l'ordonnance du Tribunal du travail francophone de Bruxelles du 3 mai 2021 rendue à la suite d'une action en cessation introduite par UNIA à l'encontre de la STIB. Cette action visait à constater, dans le chef de la STIB, l'existence d'une discrimination fondée sur les convictions religieuses d'une travailleuse, dont deux candidatures à des emplois au sein de l'entreprise avaient été rejetées en raison du refus de la travailleuse de retirer son voile islamique sur le lieu de travail.
Dans le cas d’espèce, la Présidente du Tribunal du travail francophone de Bruxelles a constaté l’existence d’une discrimination directe fondée sur les convictions religieuses et ce malgré la règle de neutralité bien inscrite dans le règlement de travail de l’entreprise. Pour la Présidente, la STIB n’établissait pas en quoi la mesure d’interdiction litigieuse permettrait de répondre à l’objectif d’égalité entre les travailleurs. Elle rapprochait également cet objectif et ceux de diversité et de paix sociale, considérant que le moyen utilisé pour réaliser l’objectif d’égalité entre les travailleurs allait au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour l’atteindre.
La Présidente du Tribunal du travail francophone de Bruxelles a ainsi conclu à l'existence d'une discrimination fondée sur les convictions religieuses ainsi qu’une discrimination indirecte fondée sur le sexe.
Qu’en penser ?
Si cette décision de la Cour du travail de Bruxelles du 15 février 2024 conforte le paysage juridique belge de la légalité du principe de neutralité exclusive (en cas de disposition préalable expresse), ceci n’implique pas forcément que l’avenir judiciaire de ce sujet est tout tracé.
Les choix opérés par les administrations en matière de neutralité sont soumis au contrôle des juridictions. Comme cela a été indiqué, ce contrôle n’a pas été réalisé de manière uniforme par les juridictions du travail bruxelloises au cours des dernières années. Cela étant, les enseignements de l’arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 15 février 2024 ont une valeur certaine, compte tenu de sa position hiérarchique dans la pyramide judiciaire et de l’application qu’il fait de l’arrêt « Commune d’Ans » de la Cour de justice de l’Union européenne, lequel lie les autres juridictions nationales qui seraient saisies d’un problème identique, c’est-à-dire de la question d’une interdiction du port de tout signe convictionnel (neutralité exclusive) justifiée par un objectif de neutralité du service public.
Cette jurisprudence n’empêche toutefois pas les administrations de poursuivre un objectif de neutralité inclusive, acceptant toute forme de manifestation des convictions religieuses ou philosophiques.
En tout état de cause, ce sujet brûlant d’actualité gagnerait en stabilité si le législateur belge adoptait une position claire à son égard.
Réf. : C.T. Bruxelles, 15 février 2024, RG n° 2023/AB/24 et 2023/AB/755
C.J.U.E, 28 novembre 2023, Commune d’Ans, C-148/22
Trib. trav. fr. Bruxelles (réf.), 3 mai 2021, R.G. 19/1.755/A